lophi #13 - de la cité idéale à la ville infernale
Au programme : la violence sous toutes ses formes, les utopies urbanistiques, et une plongée dans l'âme des Karamazov.
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• les liens du mois 📚
Je vous parlerai assez régulièrement de violence cette année - c’est en effet le thème des concours des grandes écoles de commerce en Lettres & Philosophie, discipline que j’enseigne dès l’an prochain en classe préparatoire.
Mon été se résume donc pour l’instant à naviguer entre livres de criminologie, films d’horreur, et mythes cruels - mais promis, c’est un thème magnifique et central tant en philosophie que dans toutes les autres disciplines dont nous parlons souvent ici.
Si vous êtes curieux, j’ai publié un manuel sur ce thème aux éditions Dunod.
S’il est destiné aux étudiants en classe préparatoire, j’ai tenté de le rendre intéressant pour le plus grand nombre en y mettant des références aussi variées que le futurisme, l’esthétique de Kill Bill, le théâtre shakespearien, la violence chez les animaux ou encore les jeux vidéos. N’hésitez donc pas à jeter un oeil et à m’en faire un retour !
Commençons dès maintenant avec quelques liens dédiés à ce thème.
📹 vidéo - Quel est le rôle de la violence dans la culture humaine ?
Pour ceux qui ne le connaissent pas, René Girard est l’un des plus grands penseurs du XXe siècle, célèbre en particulier pour sa théorie du désir mimétique et du bouc émissaire (j’en parle d’ailleurs dans mon livre 🤫).
Dans cette conférence passionnante et accessible, Girard nous explique la genèse de la violence, arrivant d’un désir d’imitation de l’autre. On entre en rivalité avec autrui, ce qui nous mène à vouloir le combattre. D’où le besoin de chaque culture d’établir des interdits sociaux et législatifs pour éviter les débordements de violence. En s’appuyant sur la figure christique, l’exemple de micro-sociétés australiennes primitives, et le mythe d’Oedipe, Girard nous décrit nos pires tourments d’une manière pertinente et captivante. ⏰ : ≃ 50 mn.📝 article - Extraterrestres, yétis et transhumanisme
Cet article de Philomag, écrit par Michel Eltchaninoff, est une véritable pépite. Il propose une plongée détaillée au coeur d’une revue mystérieuse des années 60, Planète, ovni littéraire total qui a eu une certaine influence sur des générations entières de lecteurs. Entre parapsychologie, théories du complot, intérêt pour la mécanique quantique ou l’intelligence artificielle, cette revue controversée a nourri un débat parallèle et original que Michel Eltchaninoff rend vivant dans cette enquête passionnante.
A lire ! (n’hésitez pas à prendre la version d’essai pour l’abonnement à Philomag si vous n’y avez pas accès, cela vaut vraiment le coup)
⏰ : ≃ 20 mn.
• l’obsession du moment : de la cité idéale à la ville infernale
Nous ne pouvons passer à côté des effets dramatiques du réchauffement climatique, touchant l’intégralité du globe par son intensité et la variabilité de ses conséquences. Un des grands débats du moment touche à l’habitabilité des villes - comment vivre en ville sous 40, voire peut-être 50 degrés ? Comment s’adapter quand le tissu urbain a été construit pour emmagasiner la chaleur ?
Je vous invite à aller jeter un oeil à ces longs-formats passionnants du journal Le Monde pour creuser ce sujet s’il vous intéresse.
Finalement, ce thème si dramatique m’a redonné envie de me plonger dans la question plus générale de la ville idéale.
Grande thématique philosophique ayant jalonné les siècles, elle pose la question centrale ; qu’est-ce qu’habiter en communauté, entouré de nombreuses personnes ? Comment vivre en harmonie dans une unité urbaine, qui n’est pas simplement une agglomération de personnes vivant les unes à côté des autres, mais qui tend à être une organisation politique et sociale visant à permettre de construire un bonheur durable pour les citoyens ?
Plongeons alors dans une rapide philosophie de la ville, qui nous permettra de croiser le thème de l’utopie tout en nous interrogeant sur les meilleurs moyens de vivre en ville dans le contexte climatique que nous connaissons.
Première étape ; l’utopie 🌈
Passons sur la cité idéale de Platon, sur laquelle il y aurait trop d’éléments à dire - mais qui surtout, se conçoit comme idéale d’un point de vue plus théorique et politique que dans l’aménagement urbain per se. (mais pour les curieux, allez écouter ce podcast de France Culture, croisant Averroès et la pensée platonicienne).
Arrêtons-nous d’abord à l’époque de la Renaissance, où le thème du bon gouvernement obsède les différents penseurs. Comment gouverner des espaces qui sont encore mâtinés de l’héritage médiéval, à savoir des villes aux ruelles sinueuses, à l’organisation anarchique, et à la saleté omniprésente ?
Thomas More s’attache à ce sujet dans son Utopie. Publié en 1516, il s’appuie sur un constat profondément pessimiste - le monde actuel, hérité du Moyen-Âge, est marqué par un fort individualisme. La notion de commun n’existe pas et chacun travaille pour ses propres intérêts.
L’Utopie est alors la présentation d’un contre-modèle - du grec οὐ-τόπος / ou-tópos, « en aucun lieu » - lieu fictif, mais représentant une société idéale théorique. Dans le modèle de More, tout serait régi sur le modèle de la communauté, et les 54 villes qu’il imagine seraient parfaitement ordonnées. Toutes suivraient le même plan, et partageraient le même langage, les mêmes institutions, et les mêmes lois.
A l’intérieur de la ville se trouvent les établissements et les édifices publics, et à l’extérieur, les abattoirs, hôpitaux et temples. Chaque maison est identique, les habitants en changent tous les dix ans, et tous possèdent un jardin.
Cet idéal communautaire peut très vite faire penser à un cauchemar - ce que laisse deviner More par quelques indices (le nom d’un des princes, Ademus, “sans peuple”). Où serait la place de la singularité de chacun ? N’est-ce pas une société immobile, statique, fondée sur le contrôle ? Cet ordre absolu dans la gestion des espaces ne rend-il pas au fond impossible toute délibération politique, tout changement ?
Deuxième étape ; les phalanstères 🏭
Phalanstère, mais qu’est-ce que c’est que ce mot barbare ?
C’est une forme de microcosme, qui a fasciné les penseurs du XIXe siècle. Pensée par Charles Fourier, chacun des éléments nécessaires à la vie en communauté sera regroupé dans un seul bâtiment, dans une forme “d’hôtel coopératif” où chacun cultivera dans un champ commun, pour la communauté. Tout le monde vivra ensemble, jusqu’à 2000 membres même !
Mini-ville dans la ville, le phalanstère est destiné à être auto-suffisant ; des salles précises seront dédiées à des fonctions précises, comme des espaces pour la bourse, l’opéra ou encore les activités bruyantes.
Le plus fou, c’est que cette idée a été rendue matérielle avec le projet du Familistère du Guise - fondé par l’industriel Godin pour y loger ses ouvriers et leurs familles, lors de la seconde moitié du XIXe siècle.
Si cette expérience s’est avérée fructueuse pour la première génération des enfants du “familistère”, certains problèmes économiques, auxquels s’ajoutent une compétition dans l’attribution des logements (plus assez nombreux pour tous), signent l’échec de cette matérialisation du phalanstère théorique de Fourier.
Troisième étape ; la ville de demain 🌃
Passons dès maintenant aux enjeux de la ville de demain. Qu’est-ce qui la rendra habitable ? Y-a-t-il encore d’autres modèles communautaires utopiques pour demain ?
Malheureusement, beaucoup de ces villes du futur ressemblent parfois à des enfers écologiques et des déserts communautaires. Pensons notamment à Dubaï, ville Disneylandesque, ou encore à The Line, la ville futuriste conçue par l’Arabie Saoudite dans le cadre du projet NEOM.
Ce dernier cas est particulièrement fascinant - une idée philosophique assez utopique, visant, en théorie, à allier tradition et modernité, et en valorisant le patrimoine naturel du pays. Cette ville se veut transparente (bardée de miroirs comme on le voit ci-dessus), écologique, et surtout, à l’avant-garde de toutes les nouvelles technologies. L’idée présentée par les teasers de NEOM met en avant un bien-être total des citoyens, vivant dans une sécurité complète. Elle représente tous les poncifs de l’arcologie - architecture + écologie - où la nature se veut au centre des différents édifices et passages de la ville. Des bâtiments jalonnés de cascades, des murs végétaux, bref, un paradis loin de l’hyper-urbanisation des cités asiatiques… The Line, la nouvelle cité idéale ?
Le bilan serait loin d’être aussi positif, malheureusement. Qui aura le droit de vivre dans cette cité ? La promesse d’une ville intelligente, construite sur l’usage de la donnée, est-elle tenable et surtout, n’amènerait-elle pas à une société de surveillance ? Alain Musset, géographe et spécialiste des mondes urbains, en parle dans une vidéo passionnante de 10mn que je vous conseille vivement de regarder.
Autre nouveau type de cité idéale envisagé par les cabinets d’architecte les plus audacieux - les villes flottantes.
C’est le mouvement de l’architecture bleue. Tout comme l’habitat extra-terrestre, il permet de repenser les modes de “vivre ensemble” à travers une page blanche - on crée une ville ex nihilo, coupé des espaces terrestres connus, qui représenteraient un terreau parfait pour développer matériellement une utopie politique théorique.
Comment maintenir active et connectée au reste du monde une communauté d’hommes et de femmes vivant aussi éloignés des côtes ? Quel imaginaire peut-on leur proposer de créer ? Et encore une fois, même question que pour The Line ; ne serait-elle pas finalement une forme d’utopie pour riche, alors que les cités terrestres, elles, deviendraient des villes infernales et rendues inhabitables par le réchauffement climatique ?
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• le livre du mois : Les frères Karamazov de Dostoïevski
📚 J’ai passé mon mois de juillet à m’attaquer à cette montagne de littérature - près de 1300 pages dans mon édition : Les Frères Karamazov, de Dostoïevski. Une montagne, car mine de rien, malgré le fait que j’ai très vite été prise dans le lecture, se lancer dans la littérature russe n’est jamais simple, et la démotivation pointe toujours le bout de son nez.
✍️ Et pourtant, quelle belle expérience. Probablement le roman le plus achevé que j’ai pu lire - à la fois roman-feuilleton, vaudeville, roman policier, tragédie, essai métaphysique, il nous amène avec autant de conviction dans chacun de ces univers à travers une trame principale haletante et des incursions secondaires d’une profondeur proprement philosophique. Ce livre s’attaque avant tout à la question de l’innocence, de la culpabilité, pour finalement laisser en permanence poindre le sujet majeur : la compatibilité de l’existence de Dieu avec le mal dans le monde.
📚 A travers trois personnages représentant autant d’archétypes et de positions philosophiques, vous y découvrirez cette alliance magnifique entre beauté et laideur, entre charité et péché, entre débauche et grandeur de l’homme, et pour cela, je ne peux que vous conseiller de vous lancer dans cette grande aventure.
Pour vous donner envie de parcourir ce livre, en voici un extrait ;
Non, la nature de l’homme est large, trop large même, je la rétrécirais. C’en est intolérable, voilà ce qu’il en est ! Ce qui à la raison paraît être une honte est, pour le coeur, une beauté. Est-ce dans Sodome qu’est la beauté ? Crois bien que c’est précisément dans Sodome qu’elle est pour l’immense majorité des gens. L’horrible, c’est que la beauté est une chose non seulement terrible, mais mystérieuse.
C’est le diable qui lutte avec Dieu, et le champ de bataille est le coeur des hommes.
J’espère que ces découvertes vous ont plu ! Si vous souhaitez redécouvrir les anciens numéros de lophi, vous les retrouverez tous ici. Je vous souhaite une belle semaine, et à bientôt 👋