lophi #15 - pourquoi il faut arrêter de bavarder
Au programme : comprendre (un minimum) Heidegger, l'oeuvre d'art du mois, et la science-fiction nordcoréenne 🖤
✨ Bonjour à tous et bienvenue chez lophi.
J’inaugure une nouvelle section - de temps en temps, à la place du livre du mois, je vous parlerai d’une oeuvre d’art en l’analysant d’un point de vue philosophique. J’ai intégré cela à mes cours de classe prépa cette année et j’ai l’impression que ça plaît, alors je vous en fais profiter aussi.
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• les liens du mois 📚
📻 podcast - Je suis tombée par hasard sur ce podcast initiant à la paléogénétique. Ok, ne partez pas tout de suite.
La paléogénétique, c’est tout simplement l’étude de la génétique de tous les organismes du passé - car oui, on peut retrouver de l’ADN très très ancien, souvent en mauvaise qualité, sur des fossiles ou encore des sédiments. En bref, cette discipline nous permet de voyager au sein des anciennes populations. Et selon la très prestigieuse revue Science, la paléogénétique aurait permis de découvrir qu’il y a 900 000 ans, sur Terre, il y aurait eu seulement… 1 280 personnes. Soit une chute drastique de la démographie.
Étrange, comme résultat, mais pas impossible. Ce qui pose problème, c’est la méthodologie employée. C’est ce que ce podcast de France Culture vous explique - nous permettant de faire un petit tour de philosophie des sciences, pour comprendre la démarche scientifique, faite de tâtonnement et d’erreurs potentielles. ⏰ = 4mn.📝 article - Vous êtes-vous déjà demandés ce que la Corée du Nord produisait comme littérature ? Non ? Il s’avère que moi non plus, avant d’avoir découvert cet article d’Ars Technica. La scène de science-fiction nord-coréenne est en effet très active, et en dit beaucoup sur les idéologies, rêves et aspirations des Nord Coréens, en particulier quant à la technologie. On y voit notamment une foi dans la science mêlée à une aveugle confiance envers le parti au pouvoir, révélant en cela les réflexions géopolitiques d’une partie d’un peuple que l’on connaît si peu. ⏰ = 15mn, en anglais.
• l’obsession du moment : pourquoi vous ne devez plus bavarder
C’est parti pour un parcours initiatique pour comprendre Heidegger.
J’aimerais vous inviter à découvrir avec moi la philosophie de Martin Heidegger, pas à pas - en particulier dans son oeuvre Sein und Zeit - Être et temps (1927).
Pourquoi cette fixette soudaine ? Eh bien parce que j’ai toujours beaucoup aimé la phénoménologie - qui, très simplement, est un courant philosophique s’intéressant à la manière dont l’homme perçoit les phénomènes, le monde qu’il entoure, avec une perspective extrêmement subjective (je viens de vous le faire en version extrêmement simplifiée). En bref, c’est une forme de philosophie de l’expérience vécue, dont l’un des représentants les plus éminents est Edmund Husserl, mais également Jean-Paul Sartre.
Et il est clair que Martin Heidegger, par beaucoup d’aspects, se rapproche de la démarche phénoménologique (pour s’en émanciper pour d’autres éléments). D’où mon intérêt, redoublé par la fréquentation d’un séminaire exceptionnel à l’École Normale Supérieure mixant phénoménologie et psychiatrie - ou comment la philosophie peut être un outil pour traiter des cas cliniques complexes, tels que des patients schizophrènes. Ce séminaire se fonde en effet sur la pensée de Heidegger, et en particulier sur le Dasein.
J’ai donc entrepris de me familiariser avec les bases de la philosophie d’Heidegger pour mieux saisir sa pensée, et je vous propose d’embarquer avec moi en étudiant quelques concepts.
Qu’est-ce que le Dasein ?
Ah, grande question. C’est le concept central de la philosophie d’Heidegger et peut se traduire par “être-là”. C’est ainsi qu’il désigne l’existence humaine.
Nous sommes des êtres, jusque-là on est d’accord. Mais nous sommes des êtres toujours et encore dans le monde. Ce qui veut dire qu’on ne peut pas être perçu autrement que par cette manière qu’on a de se “jeter dans le monde”, près des choses. On n’est pas juste là, comme une chaise posée qui ne bougerait pas. Non, on existe.
Utiliser le mot Dasein n’est donc pas (que) du snobisme ; c’est aussi et surtout une manière de mettre l’accent sur le fait qu’on n’est pas juste un être se limitant à une existence biologique, mais bien un être qui est toujours projeté dans le monde ; capable de réfléchir sur son existence, prendre des décisions, être conscient de sa propre mortalité. C’est un mode d’existence, une manière d’exister, qui se distingue de celle des objets inanimés, en somme.
Jusque-là, si vous me suivez, on va pouvoir voir l’une des caractéristiques du Dasein que j’affectionne particulièrement.
Le Dasein bavarde 🗣️
Le truc, c’est que l’individu a souvent tendance à oublier qu’il est un Dasein, donc qu’il est conscient de sa mortalité, capable de réfléchir sur son existence, et tous les aspects vus précédemment.
Pourquoi ?
En partie parce qu’il est totalement parasité par le bavardage. C’est un mode de communication qu’on connaît tous et qui se distingue d’une vraie conversation par le fait qu’il est superficiel ; on parle pour ne rien dire, sans réellement penser à ce que l’on dit. On peut y intégrer des clichés, des stéréotypes, et des opinions préfabriquées qu’on répète sans réfléchir.
On utilise d’ailleurs beaucoup le “On” (comme je viens de le faire…). C’est ce que Heidegger appelle le “On” impersonnel qui nous parasite.
Exemple en pratique.
On dit que le Japon est un pays magnifique !
A ce qu’il paraît, les Scorpions sont réellement le pire signe astrologique.
Nous les Français, en général, on n’aime pas la réussite…
Peut-être que tout cela vous semble inoffensif. Mais c’est létal pour Heidegger. On commence à perdre son individualité et se perdre dans un masse de “on” anonyme, diffusant des “pseudo-certitudes” qui nous rassurent, mais qui ne nous disent rien du monde ou de notre être.
Ce Gerede (forme de discours en allemand) nous influence sans même que l’on ne s’en rende compte. Ces mots nous font interpréter le monde d’une certaine manière et font écran aux choses. On ne crée plus rien de nouveau - on ne fait que répéter des poncifs qui n’ont plus de sens, ou qui n’ont de sens que par eux-même mais qui ne nous révèlent rien.
Celui qui bavarde ne fait pas d’effort pour réfléchir - il ne fait que transmettre des pseudo-informations déjà connues, sans s’impliquer dans le monde, sans proposer sa propre interprétation, mais en se positionnant comme transmetteur passif d’informations sans doute déjà erronées. Ce qui compte, c’est “la diffusion et la répétition du parler-même” selon Heidegger.
Ce qui est le début de l’inauthenticité.
Pourquoi nous sommes inauthentiques
En bavardant, je répète des choses sans même penser, réfléchir sur les choses desquelles je parle. Je ne me réfère plus à la chose originale. Je perds donc le contact avec le monde.
Le “On” impersonnel me coupe du monde, et me rend difficile de le comprendre.
J’oublie toutes les capacités dont je parlais initialement, à savoir ma capacité à me projeter dans le monde, réfléchir sur celui-ci, me projeter dans les possibles. Je suis totalement immergé dans le monde sans me questionner sur celui-ci - et j’oublie que le Dasein est fait pour être projection. Je ne bouge pas, je reste dans ma quotidienneté rassurante sans me questionner.
C’est ce qu’Heidegger appelle l’inauthenticité. C’est quand le Dasein (donc nous tous) évite la confrontation avec la profondeur de son existence, en se perdant dans la futilité et en adoptant des rôles sociaux conventionnels.
Mais pour réellement le comprendre, attendons le mois prochain, où nous parlerons de l’angoisse existentielle et de comment elle nous permet d’atteindre, enfin, cette fameuse authenticité.
Source utilisée pour m’assurer de ne pas dire trop de bêtises ; http://www.lyber-eclat.net/lyber/virno/virno-bavardage.html
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• l’oeuvre d’art du mois : Judith décapitant Holopherne, par Artemisia Gentileschi (1612-1613)
Très logiquement, j’aborde ce tableau dans mon cours sur la violence avec mes élèves - thème de l’année pour ceux qui ont suivi mes dernières newsletters.
Et je trouve l’histoire derrière cette peinture passionnante.
Artemisia Gentileschi est une peintre de la Renaissance italienne, élève du Caravage. Lors de ses premières années d’étude de la peinture, elle a subi un viol de la part de l’un de ses formateurs - condamné par la cour, mais n’ayant jamais servi sa sentence.
Sa volonté de vengeance l’a poussée à prendre le pinceau pour représenter une version sanglante et magnifique du meurtre du général Holopherne par Judith, récit biblique. Sauf qu’elle l’a fait, selon plusieurs historiens de l’art, en se représentant elle-même sous les traits de Judith, et en représentant son agresseur sous les traits d’Holopherne.
Revenons au tableau classique du Caravage pour bien percevoir la spécificité de Gentileschi. Le fameux peintre italien avait déjà représenté cette scène biblique dans le tableau ci-dessous.
Quelles différences pouvons-nous voir dans le traitement de Caravage par rapport à celui de Gentileschi ?
On voit que les trois figures, chez Caravage, sont assez distantes. Elles commettent l’action d’une manière plus détachée, Judith ayant l’air presque dégoûtée par son acte.
Mais si vous revenez à la peinture de Gentileschi, vous verrez que les trois personnages représentés sont bien plus proches du spectateur et proches entre elles ; elles rendent l’action encore plus passionnée et dynamique. Judith est enragée, s’agrippant même à la barbe d’Holopherne pendant que l’autre main le décapite, s’assurant ainsi de bien mener l’acte à bien. Elle s’attaque à la tâche avec résolution et détermination, représentant ainsi toute la force de Gentileschi et la rage emmagasinée.
Qui est le troisième personnage, au fait ?
C’est la servante. Dans le tableau du Caravage, elle ne fait pas grand chose à part tenir le sac qui va recueillir la tête d’Holopherne. Dans celui de Gentileschi, au contraire, elle est complice - représentant une forme de solidarité féminine dont l’artiste peintre n’a pas pu bénéficier dans la vie réelle lorsqu’elle a accusé cet homme de viol. Bien plus jeune que la servante du Caravage, elle travaille avec Judith, les manches retroussées, le regard concentré, avec une prise de main ferme, dans une forme de “sororité” du XVIIe siècle !
La représentation du sang diffère également entre les deux peintres. Si, dans le tableau du Caravage, le sang est bien plus stylisé et moins réaliste, chez Gentileschi, il jaillit de partout, allant jusqu’aux draps et au corsage de sa robe dorée.
Le meurtre est d’autant plus réaliste qu’il est souhaité par l’artiste ; une violence voulue, souhaitée, sauvage est ici montrée, celle d’une vengeance ayant trop couvé chez l’artiste.
J’espère que ces découvertes et cette nouvelle rubrique vous ont plu ! Si vous souhaitez redécouvrir les anciens numéros de lophi, vous les retrouverez tous ici. Je vous souhaite un excellent mois d’octobre, et à bientôt 👋