lophi #17 - philosophie de la rupture amoureuse
Au programme : les fins des relations, un zoom sur les Enfers de Bosch, et un livre qui vous fera découvrir la Florence des Médicis.
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• l’obsession du mois : la philosophie du coeur brisé
Nous avons quasiment tous connus des ruptures amoureuses dans notre histoire personnelle. En me baladant sur le forum Reddit après des discussions avec ma meilleure amie, pour lui dénicher des tuyaux utiles afin de se sortir de cette mauvaise passe, je suis tombée sur des milliers de messages : starter pack pour se remettre d’une rupture difficile, recettes magiques pour oublier l’être précédemment aimé, conseils génériques mais non moins vrais (“le temps résoudra tout”, “tu dois apprendre à t’aimer de nouveau”, “recommence à vivre sans lui/elle”). Devant cette avalanche de demandes, je me suis posé les questions suivantes.
Pourquoi les ruptures sont-elles si douloureuses ? Pourquoi nous rendent-elles si pitoyables, si profondément vulnérables, parfois méconnaissables ? En quoi bouleversent-elles, finalement, notre identité ?
La réponse peut tenir en quelques mots. Parce qu’une personne passe du stade d’individu privilégié au stade d’inconnu.
Celui ou celle qui occupait une place cruciale dans notre quotidienneté, qui fusionnait avec nous, qui correspondait à une appendice de notre propre personne, avec qui nous envisagions de construire quelque chose - que ce soit sur les prochaines semaines ou les prochaines années - est relégué à un rang subalterne. Il devient absent, alors qu’il reste désespérément présent dans votre esprit. Cette absence étant souvent considérée comme insupportable, l’un des mécanismes les plus fréquents est celui de l’espoir ; se dire que peut-être, après tout, vous retrouverez cette personne, dans le futur, qu’elle changera, qu’elle regrettera.
Espoir qui ne fait que nourrir une illusion dont, souvent, il faut se débarrasser ; il faut accepter l’irrévocable, à savoir que cette personne n’existe plus pour vous.
Souvent, quelques mois ou années plus tard, elle peut réapparaître dans notre esprit d’une manière plus tendre, et les souvenirs ensemble ne sont plus vécus comme un goût amer. Mais pour cela, il faut en passer par la phase d’oubli.
Or, quoi de plus difficile que d’oublier volontairement quelque chose ? Si je veux oublier la couleur de mon canapé, je ne vais faire qu’y penser. L’oubli ne se commande pas, au contraire. Mais lorsqu’il est atteint, progressivement, tout va mieux ; on se rend compte que nous existons, indépendamment de la relation, indépendamment de la présence de l’autre.
L’analyse de Roland Barthes
Les Amants, de René Magritte.
Pour prendre de la hauteur, revenons au magnifique livre de Roland Barthes, Fragment d’un discours amoureux (1973), qui, mieux que personne, parle du sentiment amoureux. Il assimile la rupture amoureuse à une véritable catastrophe : c’est une situation “sans reste, sans retour : je me suis projeté dans l'autre avec une telle force que, lorsqu'il me manque, je ne puis me rattraper, me récupérer.” On retrouve ici cette thématique de la perte de l’identité, du moi, trop longtemps dilué dans un nous qui n’existe plus.
La première réaction sera alors celle de l’action : Que faire ? est la réaction de l’amoureux, pour Barthes. D’où les questionnements de vos ami(e)s après une rupture ; dois-je envoyer un message ? Dois-je l’ignorer ? Dois-je le bloquer ? Si cela vous semble futile, détrompez-vous, pour Barthes : tout se transforme en signe, c’est-à-dire que toutes les actions de l’autre, après une rupture ou pendant une relation, vont être interprétées. Si l’autre m’envoie un message, de quoi est-ce le signe ? S’il ne m’envoie rien, de quoi est-ce le signe ? Si je lui réponds, de quoi est-ce le signe ? “Ma réponse sera elle-même un signe, que l’autre interprètera fatalement, déchaînant ainsi, entre lui et moi, un chassé-croisé tumultueux d’images”, de projections, de retentissements en chaîne, qui continuent à rendre présente une relation qui n’est plus.
L’oubli dont nous parlions précédemment est nécessaire, selon lui, et ce, même au sein de la relation et avant sa clôture ; “c’est la condition de ma survie ; car si je n’oubliais pas, je mourrais” (Fragment Absence). Il faut apprendre à supporter l’absence de l’autre, et en cela, être infidèle par rapport aux certitudes que l’on pouvait avoir précédemment sur la nature de notre relation.
Il faut changer d’avis sur la nature de l’autre. Si l’on pensait qu’un futur était possible avec cette personne, il faut se rendre à l’évidence ; ce n’est pas le cas. Nous nous devons d’être inconsistants par rapport à la personne que nous étions quelques semaines ou quelques mois auparavant, et admettre de s’être trompé.
Et lorsque cette mission est accomplie, je n’attendrai plus. Car pour Roland Barthes, l’attente est la caractéristique première du sentiment amoureux.
Suis-je amoureux ? Oui, parce que j’attends. Parfois, je veux jouer à celui qui n’attend pas ; j’essaye de m’occuper ailleurs, d’arriver en retard, mais à ce jeu, je perds toujours : quoi que je fasse, je me retrouve désoeuvré, exact, voire en avance. L’identité fatale de l’amoureux n’est rien d’autre que : je suis celui qui attend.
Roland Barthes, Fragment Attente
L’on sait que l’on est guéri d’un chagrin d’amour lorsque l’autre n’est plus attendu. Lorsque la vie suit son cours, sans être suspendue à un message ou une attention. Ce jour-là, je peux recommencer à me mouvoir. Je ne suis plus coincé(e) dans un espace-temps parallèle où seule l’attention de l’autre me permet d’avancer. Je recommence à vivre, en somme.
Le regard de Claire Marin
Pour un regard différent sur la rupture, et non moins riche, je vous conseille vivement le travail de la philosophe Claire Marin, qui délivre une partie de sa thèse dans ce papier du Monde, thèse développée dans son ouvrage - très accessible - Rupture(s).
Elle s’intéresse en particulier à celui qui prend l’initiative de la rupture ; celui-ci souhaite “l’ivresse d’une nouvelle vie”, qui lui permettrait de se sortir d’un quotidien difficile, et qui, pour ce faire, se berce dans l’illusion qu’en rompant, il pourra atteindre des sphères plus élevés. Et ce, en faisant porter le chapeau de ses différents malheurs à l’ancien amour. On rompt pour se retrouver, mais l’autre est-il réellement ce qui nous a perdu ? “Peut-on réellement créer par la rupture amoureuse une existence radicalement neuve ?”
Rompre serait alors prendre la décision de “n’être plus soi” - être tenté par le vide, se libérer en disparaissant de la relation. Ici, je romps parce que je me fuis moi-même, par une forme de nihilisme et de volonté de disparaître de soi (car le soi est devenu nous). L’autre, en m’aimant, me figeait (bonjour Sartre, pour les connaisseurs !), et en décidant de couper le lien avec celui-ci, je décide de m’extraire de cette image qui ne me va pas. D’où cette phrase de Claire Marin : “Celui qui rompt est souvent tout aussi rompu que celui qu’il quitte”.
Car une rupture, c’est avant tout un résultat ; deux êtres rompus, d’une certaine manière. Abîmés, ébranlés, qui y ont laissé des plumes. Car l’autre, qui était notre protection, nous est arraché. Je suis amputé d’une partie de moi-même.
Mais je n’ai pas d’autre choix que de l’accepter. Puiser dans mes ressources pour enfin apprendre à revivre, en tant que moi, et non plus en tant que nous.
Et d’une certaine manière, rediriger cette pulsion désirante, cette pulsion d’amour, vers d’autres fins - la sublimer, en somme, pour en faire un amour pour le Monde, comme l’appelle de ses voeux Nietzsche dans l’un de mes aphorismes préférés.
Je vis encore, je pense encore : il me faut encore vivre, car il me faut encore penser. (...)
Je veux apprendre de plus en plus à considérer la nécessité dans les choses comme le Beau en soi : - ainsi, je serai l’un de ceux qui embellissent les choses. Amor fati : que ceci soit désormais mon amour.
Nietzsche, Le Gai Savoir, $ 276.
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• l’oeuvre d’art du mois
Après l’Amour, revenons-en au Jugement Dernier de Jérôme Bosch (1482), histoire de faire un pont avec la newsletter du mois dernier sur l’Apocalypse.
Ayant prévu un voyage à Vienne ce mois-ci, j’ai appris qu’on pouvait se rendre dans l’Académie des Beaux-Arts de Vienne (oui, celle-là même qui a refusé Hitler à plusieurs reprises…) pour voir ce triptyque en vrai. Et étant une fan de Bosch, je ne pouvais pas ne pas vous en parler !
Il faut déjà avoir en tête que le motif du Jugement Dernier est extrêmement commun dans l’histoire de l’art (et est d’ailleurs un motif commun aux trois monothéismes). Si nous nous intéressons à l’histoire de l’art chrétien, le Jugement Dernier représente systématiquement le Christ en position centrale, une main levée pour représenter l’ascension vers le salut, une main baissée pour monter la condamnation aux Enfers des âmes damnées. Souvent divisés en deux parties, les Jugements Derniers dans l’histoire de l’art représentent souvent sur la partie droite l’entrée au Paradis par la porte céleste, alors que la porte de gauche amène les damnés dans l’étang de feu caractéristique des enfers.
Ici, vous avez une représentation plus classique - mais non moins impressionnante - du Jugement Dernier de Giotto, que j’ai eu la chance de pouvoir voir en vrai dans la chapelle des Scrovegni à Padoue (chapelle entièrement peinte par Giotto, à ne pas manquer si vous passez dans le nord de l’Italie).
Mais revenons à Bosch. En quoi son interprétation du Jugement Dernier est-elle particulière ? (Pour le voir en semi HD et pouvoir zoomer, ce que je vous conseille vivement de faire pour voir la profondeur des détails de Bosch, allez ici).
Sur le panneau de droite du Triptyque est représenté le jardin d’Eden, avec Eve sortant de la côte d’Adam, puis touchant aux fruits de l’arbre de la Connaissance, et enfin, toujours dans la même diagonale, étant chassés. Plus haut, on y voit des anges rebelles, transformés progressivement en insectes.
Le panneau central est le motif traditionnel du Jugement Dernier, étonnant en ce qu’il est presque exclusivement dominé par les Enfers. On y voit, au même niveau que la chute d’Adam et Eve, une figure ressemblant à Adam, avachie sur un divan, dans une position laissant penser à la luxure, et une femme similaire à Eve, à ses côtés, accompagnée par un monstre. Les âmes damnés subissent un nombre incalculable de châtiments, plus cruels les uns que les autres - un gourmand est gavé jusqu’à l’écoeurement, alors qu’un autre est rôti dans une poêle, tandis que d’autres malheureux sont empalés.
Et le panneau de gauche, figurant les Enfers, est étonnamment similaire au panneau central. Au fond, le Jugement Dernier est déjà une spirale infernale, dominée par le mal, les péchés capitaux, et les tortures des hommes.
Nos âmes ne sont donc pas destinées à la rédemption, pour leur écrasante majorité. Elles ont commis le mal sur cette terre, et le paieront dans l’au-delà. Les tableaux de Bosch, s’ils semblent presque divertissants avec leur prolifération de monstres étonnants, n’ont donc rien de drôles ; ils proposent un spectacle que les croyants doivent contempler pour savoir ce qu’ils ne doivent pas commettre, et pour anticiper les châtiments qu’ils subiront s’ils se laissent aller à l’un des péchés capitaux. La connotation de son travail est donc éminemment morale.
En cela, les tableaux de Bosch sont un voyage dans ce que l’âme humaine comporte de plus trouble, et un avertissement pour les croyants et impies du monde présent. Je vous en avais déjà parlé, mais foncez voir cette vidéo (en anglais) sur le Jardin des Délices si l’oeuvre de Bosch vous intéresse (d’autant que les thèmes sont très similaires).
• le livre du mois
Une rapide recommandation ce mois-ci - mais l’auteur italien Roberto Mercadini propose un vrai tour de force avec ce livre, entre le roman et l’essai, nous faisant voyager à travers le Quattrocento à Florence, entre les deux figures géniales de Léonard de Vinci et Michel-Ange.
On y découvre la rivalité légendaire entre les deux peintres, à travers un tableau où se croisent Botticelli, les Médicis, les Sforza, les Borgia, et autres figures presque mythiques de l’histoire de la Renaissance italienne. Et on y réfléchit surtout sur ce qui fait un génie ; celui qui, comme le dit Kant, produit de l’exemplaire, en s’affranchissant des règles existantes pour pouvoir apporter une pierre nouvelle à un édifice déjà bien entamé à cette période. Des génies créateurs, donc, qui créent leurs propres canons, et qui inventent en s’appuyant sur les anciens.
On y découvre, à travers mille anecdotes, que Léonard de Vinci était un génie mais qui n’achevait rien et se distrayait en permanence, alors que Michel-Ange a vécu dans une forme de dénuement jusqu’à la fin de sa vie, acceptant au contraire toutes les commandes et vivant obsédé par la gloire. C’est une lecture agréable, légère et profonde à la fois, que je vous conseille vivement.
J’espère que ces découvertes vous plairont ! Si vous souhaitez redécouvrir les anciens numéros de lophi, vous les retrouverez tous ici. A bientôt 👋