lophi #18 - pourquoi il faut s'ennuyer
Au programme : la philo de l'ennui, le regard le plus fort du monde, et une fenêtre vers le cosmos ✨
✨ Bonjour à tous et bienvenue chez lophi.
Désolée pour cette trop longue pause, mais j’avoue avoir eu besoin de grandes vacances !
Si vous venez de nous rejoindre, sachez que tous les mois (oui, cette année ce sera le cas), vous retrouverez dans votre inbox de la philosophie, certes, mais toujours accessible, et liée à d’autres thèmes - sociologie, histoire de l’art, anthropologie, littérature, cinéma, poésie, théâtre…
Le but : vous initier à la philosophie du présent, mais aussi du futur. 👾
🏫 Vous êtes sur d’autres réseaux ? Retrouvez-moi sur @elevationsfr (compte Instagram et TikTok), vous rejoindrez + 3.7 millions de personnes qui ont vu mes vidéos et consulté mes contenus, que ce soit pour leurs études ou leur culture !
Si cela vous intéresse, n’hésitez pas à soutenir le travail de cette newsletter mensuelle gratuite, en transférant la newsletter à vos proches et en mettant un petit ❤️ sous le titre.
• l’obsession du mois : la nécessité de l’ennui
L’été touche à sa fin, et si vous avez eu la chance d’être en vacances, vous vous êtes peut-être ennuyés.
L’ennui se définit comme un état, souvent temporaire, que l’on ressent devant une situation que l’on juge dénuée d’intérêt, ou vide. Qui s’ennuie peut se sentir passablement lassé, apathique, voire, dans certains cas, désemparé.
Je me rappellerai toujours de mon premier stage, où je comptais les minutes avant 18h, où je connaissais par coeur chaque rainure du plafond et chaque peluche sur ma chaise de bureau. Ce désoeuvrement m’était si familier que je rêvais d’action. Je ne pensais qu’à ce que je pourrais faire d’autre, qu’à un champ des possibles pourtant inatteignable. J’ai détesté cette expérience. Je ne rêvais que d’une chose, terminer cette expérience et enfin vivre - être dans l’action, sortir de cette monotonie et de cette impression de vacuité.
L’incapacité proprement humaine à s’ennuyer…
Cette expérience est proprement universelle. L’ennui est par définition insupportable.
Pour le tromper, nous ferions n’importe quoi ; nous jeter à corps perdu dans les jeux vidéos, scroller sur les réseaux sociaux, passer des heures à regarder des vidéos sans aucun sens, ou, si nous avons un peu plus de jugeote, ouvrir un livre qui, nous l’espérons, nous captivera davantage.
Pascal le décrit absolument parfaitement dans ses Pensées.
Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir point demeurer en repos dans une chambre.
Pensées, fragment 126
Nous ne pouvons pas nous reposer. Le rien nous rend malade.
Pensez aux dépressions des personnes arrivant à la retraite - elles ne rêvent que de cela, de ne rien faire, de se dorer la pilule au soleil, mais elles se retrouvent confrontées à cet ennui parfois mortifère. D’où le besoin de le tromper en se trouvant des occupations aussi diverses que variées, et de s’entourer d’un cercle social qui nous permettra de le conjurer.
La nature a horreur du vide. Et c’est bien la preuve que l’existence n’a pas de sens, selon l’éternel optimiste Schopenhauer - pour lui, si la vie avait une quelconque valeur intrinsèque, l’ennui ne pourrait exister. L’existence en elle-même nous comblerait - le simple fait d’être, et de se contempler en tant qu’être, nous suffirait ! Nous pouvons simplement nous distraire de cet ennui, en cherchant des divertissements différents pour échapper à cette tendance qui nous ramène inéluctablement à cet état de désoeuvrement.
Ici, Pascal revient encore plus fortement :
Ainsi s’écoule toute la vie : on cherche le repos en combattant quelques obstacles, et, si on les a surmontés, le repos devient in supportable, par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte.
Pensées, 126.
Incapables que nous sommes de rester dans notre chambre, nous sortons et nous divertissons. Nous jouons, nous amusons, faisons aussi d’énormes bêtises - car l’ennui nous pousse à nous distraire de toutes les façons possibles et imaginables. Tout cela parce que nous rêvons d’agitation. Nous mendions inlassablement le tumulte.
… incapacité toxique - nous devons mendier l’ennui, et non le rejeter
Mais l’ennui ne serait-il pas créateur ?
Lors de ce stage mortifère, j’ai commencé à écrire de la fiction. J’ai découvert des théories passionnantes. J’ai poussé des réflexions, certes encore embryonnaires par mon jeune âge, mais que je n’aurais peut-être jamais pu développer dans d’autres contextes, par manque de temps. J’ai été obligée, par la contrainte, à être créative. Aujourd’hui, par exemple, mon travail me passionne et m’occupe énormément - je ne peux plus m’ennuyer. Je ne peux plus créer en dehors de cette sphère. Je dois me ménager des plages horaires et journalières longues, en décidant de ne prévoir strictement aucune activité, pour avoir une chance d’à nouveau activer cette partie de mon cerveau, pourtant si féconde. Si nous sommes sur-stimulés, l’ennui ne peut venir, et la volonté de sortir de cet état de désoeuvrement ne s’ensuit pas non plus. Volonté qui, pourtant, peut être un moteur d’action.
Kierkegaard était de cet avis. Pour lui, l’ennui originel divin a conduit à la création des premiers hommes. Adam lui-même, dans le jardin d’Eden, s’ennuyait, et a créé Eve pour avoir de la compagnie. Les enfants eux-mêmes, lorsqu’ils s’ennuient (ici c’est Charlotte qui parle, non Kierkegaard !) s’inventent des amis imaginaires pour conjurer la vacuité ambiante. Il serait intéressant d’étudier la persistance de cette pratique à l’heure où tout ennui est stérilisé par la présence des écrans.
C’est le paradoxe de l’ennui - immobile et statique, mais en même temps, ayant autant de pouvoir pour mettre en mouvement l’homme et le pousser à agir.
Vous ne savez plus réfléchir ? Vous êtes incapables de penser ? Ennuyez-vous. Enfermez-vous dans votre chambre avec un cahier et un stylo, et faites l’expérience de cela. Ce motivateur négatif a peut-être eu bien plus d’importance qu’on ne le pense dans l’histoire humaine. Combien de guerres ont-elles été lancées par ennui ? Combien d’inventions ont eu lieu parce qu’un génie était oisif et qu’une intuition lui est venue ?
Cette analyse vient de Bertrand Russell et est racontée par l’excellente et méconnue chaîne Youtube The Selador. Je vous la recommande extrêmement vivement, c’est un bijou ! Il nous invite également à plus tomber dans un content coma en nous sur-stimulant pour chasser l’ennui, mais à contempler nos flux de pensées et de désirs pour se donner le temps de se penser.
Peut-être devrions-nous rechercher cet état, décrit par Victor Hugo dans son poème Veni, Vidi, Vixi.
Je suis plein de stupeur et d’ennui, comme un homme
Qui se lève avant l’aube et qui n’a pas dormi.
Je me risquerai, pour terminer, à une analogie ; les états de sur-stimulation peuvent être extrêmement créateurs, si l’on réussit à rentrer in the zone - dans un état de flow, comme le décrit la psychologie, soit un état mental optimal que nous pouvons atteindre lorsque nous sommes dans un moment extrême de concentration et que nous en sommes profondément satisfaits.
Mais de même, nous pouvons, je le pense, atteindre le flow de l’ennui - si l’ennui est accepté, embrassé tel qu’il est, et non pas fui vainement. Ainsi pourrions-nous atteindre, en ne faisant rien, une forme d’état de grâce.
C’est le moment de partager lophi à vos proches si ce sujet vous a intéressés.
Pour cela, il vous suffit de transférer le mail ou d’appuyer sur le bouton ci-dessous ⬇️
• l’oeuvre d’art du mois
Parlons maintenant d’un des regards les plus forts de l’histoire de l’art ; celui de l’Ange Déchu de Cabanel, monument de l’académisme du XIXème siècle.
Vous connaissez peut-être cette peinture, mais il est assez improbable que vous en connaissiez son créateur.
L’académisme du XIXème a en effet a été souvent oublié - c’est un mouvement artistique dicté par l’Académie des Beaux-Arts française, où les oeuvres étaient présentées régulièrement lors de Salons. Elle dicte des règles scrupuleuses ; le portrait et les scènes d’histoire faisant partie de ses genres privilégiés. On l’a souvent critiquée pour ses contraintes trop fortes, son attention à la technique, et on l’a carrément mise de côté devant l’originalité d’un Munch ou d’un Picasso aux débuts du XXe siècle. Sa rigidité et le fait que les artistes devaient suivre une formation, justement, académique, la rendaient perméable aux critiques.
Pourtant, l’un de ses grands maîtres était Alexandre Cabanel, créateur de l’oeuvre L’Ange Déchu (1837). Regardons déjà l’oeuvre dans son intégralité.
On y voit un sujet masculin, nu, aux muscles tendus, contractés. Ses ailes sont foncées, et des anges sont dans le fond, divisés en petits groupes. Le contraste se voit déjà à ce stade ; si ses ailes sont sombres, et qu’il est esseulé sur son rocher, les grappes d’anges fondues à l’arrière-plan visent à célébrer Dieu et sa gloire.
Pour autant, ce qui y est encore plus fort, c’est le visage de ce jeune homme. On y voit sa colère, son sentiment d’humiliation, avec un seul regard, sans même connaître le contexte. L’unique larme que nous voyons montre son tourment intérieur, sa colère mêlée à sa honte, son anxiété mêlée à son désir de vengeance, sa haine mêlée à sa tristesse. Et tout cela, à travers une peinture.
Pour comprendre le contexte, et apprécier encore davantage le tableau, rappelons-nous qui sont les anges déchus. L’un d’entre eux, Belzébuth, ou encore Lucifer, s’est rebellé face à Dieu et a été chassé du Paradis.
Le poète anglais John Milton a écrit en 1667 le Paradise Lost, ou Paradis Perdu, poème épique débutant par la victoire des armées divines contre Satan, qui a énormément inspiré Cabanel.
Ce tableau, à sa sortie, a ironiquement contribué à une forme de disgrâce de Cabanel, lui aussi symboliquement déchu de l’Académie. On lui a reproché une mauvaise exécution, et un style trop émotionnel, trop romantique au fond - alors que l’académisme prônait la sobriété.
Pourtant, la force émotionnelle de ce tableau nous force à affronter les yeux de l’autre, et ainsi, d’une certaine manière, son essence, son âme. Nous est ainsi dévoilée l’humiliation qui conduira au combat, les blessures internes de l’ange, et ses vicissitudes trop humaines.
• le livre du mois
Disclaimer : si la physique fondamentale ne vous intéresse pas, passez cette section !
Si elle vous intéresse mais que vous ne souhaitez que les bases des bases, passez aussi. Si elle vous intéresse, que vous n’y connaissez pas grand chose mais que vous avez envie d’approfondir, alors achetez directement ce livre, d’un des plus grands physiciens vulgarisateurs qui soit : Brian Greene. Il répond aux interrogations qui suivent ;
Au fond, que sont l’espace et le temps ? Qu’est-ce qu’un “espace-temps” ? Est-il vide, immuable, ou en mouvement ?
Et d’ailleurs, qu’est-ce que le temps ? On pense tous qu’il y a une flèche du temps, de la gauche vers la droite, mais est-ce le cas ?
Quels sont les composants primordiaux de notre univers ? Ne seraient-ils pas, plutôt que des particules, des petites cordes vibrants partout ?
Est-ce qu’on pourrait imaginer que nos observations influeraient sur la physique ?
Des particules placées très loin l’une de l’autre pourraient-elles être intriquées, et réagir ensemble ?
Une théorie pourra-t-elle “tout” expliquer sur notre nature ?
Est-il possible d’envisager des multivers ?
Que s’est-il passé avant le Big Bang?
Si ces questions vous intéressent, c'est le livre à lire pour vous. Il y a l’exact bon niveau d’approfondissement, de nombreuses analogies pour tout saisir, aucune équation (sauf en notes de fin pour les matheux), et des réflexions philosophiques passionnantes. En plus, il débute en citant mon livre préféré, le Mythe de Sisyphe, que demande le peuple.
J’espère que ces découvertes vous plairont ! Si vous souhaitez redécouvrir les anciens numéros de lophi, vous les retrouverez tous ici. A bientôt 👋
Toujours un vrai plaisir de te lire Charlotte ☺ Bonne rentrée à toi !
Caroline