lophi #7 - ce que ça fait d'être une chauve-souris
Au programme : la numérisation d'un archipel paradisiaque, les états mentaux des cochons, le boycott de la Coupe du Monde, et une machine à créer du bonheur.
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• les meilleurs liens du mois 📝
👩💻 thread Twitter & article - Les animaux ont des expériences du monde bien plus importantes que ce que l’on aurait pu imaginer. Le chercheur Romain Espinosa résume dans ce thread Twitter les résultats d’une étude d’une ampleur inédite, analysant plus de 80 caractéristiques comportementales, psychologiques, cognitives et affectives chez les animaux. Je vous invite vivement à lire ce thread et à le compléter par l’article plus exhaustif - j’y ai notamment appris que les cochons étaient très probablement capables de nouer des liens d’amitié, et de ressentir de l’ennui. Ce qui rouvre le débat sur le bien-être animal. ⏰ : 15 minutes.
🗞 article - L’archipel des Tuvalu veut se télécharger dans le multivers avant de disparaître. Oui, vous m’avez bien lue. L’objectif : cartographier l’ensemble des paysages de ce joyau de la nature pour le “sauvegarder” avant sa possible submersion par les flots. Une réflexion d’Usbek et Rica sur la nature de l’identité digitalisée et le nouveau “jumelage numérique des villes” que j’ai trouvée passionnante. ⏰ : ≃ 4 mn
“Ma” dernière oeuvre générée par une IA (Dall-e)
🗞 article - Faut-il boycotter la Coupe du Monde du Qatar ? Vous avez 4 heures. Ou, si vous séchez et que vous en avez marre de tourner toujours autour des mêmes arguments, vous pouvez faire appel à la philosophie : Philomag propose les réponses potentielles de Kant, Hume, Bentham, et Ruwen Ogien. Très rafraîchissant et intéressant. ⏰ : ≃ 10 mn
📹 vidéo - Ancienne, mais toujours aussi intéressante. Si on vous proposait de vous brancher à une machine qui vous rendrait totalement heureux, vous stimulerait chacun de vos sens en ayant pour but de maximiser votre bonheur, mais sans toutefois que ce ne soit la réalité, accepteriez-vous ? En êtes-vous sûrs ? Monsieur Phi présente cette expérience de philosophie très connue, la machine à expériences de Robert Nozick, ainsi que ses nombreuses variations. A voir ! ⏰ : ≃ 15 mn
• l’obsession du moment : ce que ça fait d’être une chauve-souris
What is it like to be a bat ?
👩🦲🐭 Soit, en bon français : qu’est-ce que cela fait d’être une chauve-souris ? Quel effet cela produirait-il sur nous ? C’est la question - très sérieuse - que se pose le philosophe contemporain Thomas Nagel dans un article de 1974. Et, on va le voir, cela nous permettra de nous poser plusieurs questions philosophiques et scientifiques sur la nature de la conscience.
🧠 C’est un champ très actif en philosophie de l’esprit : comment définir ce qu’est la conscience ? Y-a-t-il plusieurs niveaux, degrés de conscience ? Que se passe-t-il quand notre conscience est altérée (sommeil, prise de psychédéliques, pathologies) ? Comment être sûrs que les autres personnes dans le monde ont aussi une conscience ? Autant de travaux sur lesquels les philosophes collaborent avec des neuroscientifiques, car c’est peut-être l’une des notions le plus à la croisée des chemins entre philo & neurosciences. Et enfin, comment décrire la conscience ? (ce que touche du doigt Nagel ici, on va le voir).
Revenons-en la question initiale. Je peux savoir ce que sont les chauve-souris. Je peux, foncièrement, tout connaître de la chauve-souris et en être un spécialiste. Je peux savoir scientifiquement à quoi elle ressemble dans les moindres détails, et même connaître ses spécificités bien particulières. En l’occurrence, j’apprends qu’elle sait utiliser l’écholocalisation - donc qu’elle peut émettre des ondes sonores qui vont ricocher contre des obstacles autour d’elle, et lui renvoyer un écho qui lui apprendra la taille de cet objet et la distance à laquelle il se trouve. Ce qui est quand même bien utile pour chasser des proies.
Mais est-ce que ça me permet de savoir ce que ça fait, réellement, d’être une chauve-souris ? La réponse de Nagel est claire : non.
C’est parce que nos expériences sont toujours à la première personne, subjectives. Parler de la chauve-souris à la troisième personne, comme je le fais maintenant, ne suffira jamais. Il y a simplement des choses inconnaissables et non descriptibles par le langage humain (si je devenais chauve-souris, je le saurais, mais je ne pourrai plus parler).
Certes, mais en quoi est-ce intéressant ? 😅
C’est une thèse très pertinente pour réfléchir à la nature de la conscience. Je ne peux pas réduire la conscience à une liste de faits scientifiques, à une succession de connaissances.
➡️ Beaucoup de philosophes adoptent une thèse réductionniste qui ne plaît pas à Nagel.
Pour les réductionnistes, on peut décrire la conscience d’un humain, ou d’un animal, d’une manière objective, et cela suffira très bien. Si je prends assez de temps pour bien noter tous les éléments neuronaux du cerveau d’une chauve-souris, je saurai très bien ce que c’est d’être une chauve-souris, et cela me suffit. Je réduis la conscience à quelque chose d’objectif - je laisse tomber la notion d’effet que cela fait, ça ne veut rien dire et n’est pas scientifique. Pour accéder à la véritable nature de ce que j’étudie, en l’occurrence, la chauve-souris, il me suffit de procéder à cette réduction.
Or, Nagel n’est absolument pas d’accord avec cette vision. Pour lui, justement, la vraie nature de la conscience, c’est d’être profondément subjective ! Si je la décris uniquement par des interactions entre neurones, ou, dans le cas de la chauve-souris, par ce que scientifiquement, cela fait d’avoir un sonar d’écholocalisation, cela perd tout son intérêt. Ce qui fait de nous des êtres conscients, c’est justement que nous sommes plus qu’une description objective et scientifique : nous savons l’effet que ça fait d’être humains, et nous ne saurons jamais l’effet que ça fait d’être une chauve-souris.
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👋 Cette position fait encore débat aujourd’hui, et je vous propose de creuser cela en approfondissant :
• le livre du mois : Voyage au bout de la nuit, de Céline
📚 Retour aux classiques ce mois-ci ! Je trouve qu’il est toujours agréable de relire ces ouvrages qu’on nous a parfois contraints à parcourir alors qu’on était trop jeunes pour les apprécier.
Pour ceux qui ne l’ont pas encore découvert, ce livre raconte l’errance de Bardamu, le double littéraire de Céline, durant et après la Première Guerre Mondiale. Soldat traumatisé par l’absurdité et le non-sens de la guerre, il se retrouve, malgré lui, entraîné dans des situations qui lui ôtent toute illusion. Qu’il soit en Afrique, à New York, à Detroit, Paris ou encore médecin à Rancy, il fait l’expérience de la misère humaine sous toutes ses formes.
On a souvent qualifié ce livre de nihiliste : refus de tout engagement, lâcheté, néantisation de tout. . Bardamu est en effet un personnage soumis aux aléas de son existence, préférant fermer les yeux plutôt que s’engager. Pas de patriotisme chez lui, au contraire : la résignation est préférée à l’action. Pas de volonté de puissance non plus : Bardamu réagit, mais n’agit pas.
Son style d’écriture foisonnant, teinté d’argot, et la noirceur de son propos m’ont conquise. C’est un livre dur à lire au sens émotionnel. Peu ou pas de lueur d’espoir. Mais c’est une oeuvre colossale avec laquelle on peut réfléchir franchement au sens de l’humanité et à l’absurdité du monde, dans un contexte historique riche et passionnant. On passe des tranchées aux colonies en voyageant par les usines tayloristes de Detroit et les bas-fonds de la pauvreté française, tout en étant accompagné d’une véritable « comédie humaine » de personnages grotesques.
✍️ Une phrase m’a particulièrement touchée : Bardamu conclut, vers la fin du roman, que lorsque l’on renonce à la vie, lorsque l’on vieillit moralement, l’on « n’est plus qu’un vieux réverbère à souvenirs, au coin d’une rue où il ne passe déjà plus personne ».
J’espère que ces lectures vous ont plu ! Si vous souhaitez redécouvrir les anciens numéros de lophi, vous les retrouverez tous ici. Je vous souhaite une belle semaine, et à bientôt 👋