lophi #16 - prédire la fin du monde ?
Au programme : une philosophie de l'apocalypse, un zoom sur Rothko, et un livre qui vous empêchera de détourner le regard.
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Pour inaugurer cette nouvelle année, après mes recommandations culturelles pour 2024, je vous propose un nouveau format. A la place des liens de la semaine, je vous proposerai une analyse mensuelle d’une oeuvre d’art qui m’a spécialement marquée - en essayant, dans la mesure du possible, de la relier à la philosophie ou, du moins, à quelques concepts et pistes de réflexion qui peuvent vous intéresser.
Je l’avais déjà fait pour cette édition, et ça avait beaucoup plu, alors j’ai décidé de l’intégrer d’une manière plus régulière ! N’hésitez pas à me partager vos retours par message.
• l’obsession du mois : les récits de la fin du monde
J’interviens le 15 mars dans le cadre du séminaire Contre-Cultures de l’Ecole Normale Supérieure sur le thème des récits de la fin du monde. Entre futurologie, récits prophétiques et apocalypse, nous nous interrogerons sur les pré-supposés de ces récits visant à dessiner l’avenir de l’humanité, et j’y apporterai ma vision de l’évasionnisme d’Elon Musk - sujet sur lequel je concentre mes recherches en philosophie. Ce séminaire est organisé par Marin Moulard et Johanne Vrain, deux jeunes chercheurs brillants, et je vous invite à consulter le programme complet (ça parlera aussi de la culture techno, d’écologie, de psychiatrie, de culture drag…)
Toutes les informations sur ce séminaire peuvent se retrouver sur le compte Instagram @seminairecontrecultures !
Inspirée par le thème de la fin du monde, j’avais envie de creuser - d’une manière synthétique et évidemment non exhaustive - la philosophie de l’apocalypse. Disclaimer : ce n’est pas mon sujet de recherche, donc nous allons, comme il est d’usage ici, le découvrir et le déplier ensemble !
Si je vous dis apocalypse, instinctivement, vous penserez à la fin du monde, causée par une catastrophe effrayante. La grande peur face au nucléaire après 1945 a remis au goût du jour ce concept, omniprésent dans l’histoire, et qui traîne encore à demi-mot aujourd’hui entre deux déclarations inquiétantes des propagandistes russes. Il révèle nos angoisses existentielles, nos doutes face à un avenir incertain. Faire la généalogie complète et exhaustive de l’utilisation de ce concept serait impossible face à la permanence de ces peurs millénaires.
Mais d’où vient ce terme ? Il vous viendra très certainement en tête le récit de l’Apocalypse de Jean, terminant le Nouveau Testament. Pour autant, il ne faut pas en oublier son étymologie : l’apocalypse vient du grec ancien apokàlupsis - signifiant la révélation. Toute la littérature apocalyptique - qui ne se limite pas à la Bible, même si l’oeuvre la plus connue appartenant à ce genre est bien l’Apocalypse de Jean - est donc fondée sur une révélation divine, transmise au monde des mortels. Révélation finale de Dieu, de sa colère, de sa justice, et de son amour.
Et cette révélation divine n’annonce pas que la fin des temps, mais bien l’avènement d’un monde nouveau. Contre-intuitivement, donc, les premiers récits apocalyptiques sont des récits d’espérance.
Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux, ils seront son peuple et lui, Dieu-avec-eux, sera leur Dieu. Il essuiera toutes larmes de leurs yeux : de mort, il n’y en aura plus. De pleur, de cri et de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé.
Apocalypse de Jean, IV, 21
Zoom sur l’Apocalypse du Jean
L’Apocalypse de Jean, récit apocalyptique probablement le plus connu du grand public, est le dernier livre du Nouveau Testament. Jean reçoit une révélation du Christ, qui lui expliquera comment “le peuple de Dieu” sera bientôt délivré - on retrouve ici la symbolique de l’espérance, comme vu précédemment. Y est révélé “ce qui arrivera bientôt”, à travers une série de visions transmises à Jean.
Entouré de créatures célestes, devant le trône de Dieu, Jean, dans ses visions, voit un livre scellé de sept sceaux. L’ouverture des quatre premiers sceaux libère les quatre cavaliers de l’Apocalypse, qui représentent des fléaux envoyés sur la Terre - la conquête, la guerre, la famine, et la mort, forces destructrices agissant sur l’histoire humaine. Lorsque le septième sceau est ouvert, sept trompettes se déclenchent, annonçant de nouveaux désastres. Les visions montrent également la chute de Babylone, cité symbolisant l’idolâtrie, la persécution des saints, et la corruption.
Enfin, le Jugement Dernier advient - les morts sont ressuscités et jugés selon leurs actes. Puis la Nouvelle Jérusalem naît, ville céleste parfaite, jalonnée de rues d’or pur, où Dieu habitera avec son peuple dans l’éternité, sans souffrance, douleur, ni mort.
Les Cavaliers de l’Apocalypse, de Viktor Vasnetsov.
La vision du futur des récits apocalyptiques
Le futur que nous laissent apercevoir ces récits est un futur de rupture, par rapport à un présent qui ne nous convient plus. Au fond, l’apocalypse ne révèlerait-elle pas davantage notre rapport au présent que notre rapport au futur ?
Comme le souligne l’historien François Hartog (cf sources), tous ces récits tentent de répondre à la question taraudante : jusqu’à quand ? Jusqu’à quand supporterons-nous ce que nous sommes en train de supporter ? A partir d’un moment de crise, semblant sans issue, il ne reste plus qu’à “attendre de voir venir la fin et s’y préparer”.
C’est peut-être là, souligne-t-il, la différence entre les récits prophétiques et les récits apocalyptiques - si les récits prophétiques invitent parfois à l’action dans le monde, laissant penser que nous pouvons agir pour le modifier, le récit apocalyptique classique, lui, implique une attente.
Une attente qui se nourrit du passé, comme le montre le crucial livre de Daniel. Présent dans la Bible hébraïque comme dans la Bible chrétienne, mais moins connu du grand public français que l’Apocalypse de Jean, il est pourtant crucial.
Daniel ainsi que ses trois amis sont exilés à Babylone, dans le cadre de la déportation des Juifs par le roi Nabuchodonosor II de Babylone. Ils sont sélectionnés pour servir à la roi du cour babylonienne en raison de leurs talents, leur sagesse et leurs connaissances variés. Daniel étant capable d’interpréter les rêves et visions, il occupe rapidement une place de grande influence à la cour.
Concentrons-nous sur l’une des visions du livre de Daniel.
Une nuit, Daniel a une vision nocturne de quatre bêtes qui vont émerger de la mer. La première ressemble à un lion avec des ailes d’aigle - et elle représente traditionnellement l’empire de Babylone. La seconde, semblable à un ours, et la troisième, ressemblant à un léopard, symboliseraient les empires médo-perses et grecs, alors que la quatrième, différente des trois précédentes, plus terrifiante et puissante, serait celle de l’empire romain, particulièrement oppressif envers les Juifs.
La vision de Daniel se fonde donc sur le passé ; celui de la succession des empires terrestres, tous foncièrement mauvais (comme le souligne Hertog). Ceux-ci seront bientôt supplantés par le royaume de Dieu.
On sortira de ce passé, et de ce présent insupportable, pour arriver dans une dimension non humaine - le temps de Dieu. Et c’est seulement grâce à cette mise en perspective par le passé - seulement par ces fondements historiques, que nous décrit Daniel à travers la vision des bêtes - que l’on peut faire comprendre au lecteur que l’on sortira enfin de ce cycle infernal. Le présent ne durera pas éternellement. Un temps nouveau pourra advenir. Et les contemporains pourront ainsi saisir la profondeur du récit apocalyptique.
L’apocalypse serait ainsi une promesse ; une promesse de lendemains nouveaux, de lendemains foncièrement et radicalement différents, et, par là-même, remettant même en question leur qualificatif de lendemain - en ce que le temps connaîtrait une profonde rupture, du temps humain au temps divin.
Aujourd’hui, la pensée de l’apocalypse a été profondément modifiée et finalement ramenée à d’autres concepts - en ce qu’elle n’amène plus à cette espérance d’un monde radicalement nouveau. On parle en ce moment plutôt de catastrophe, soit d’événements se donnant comme des discontinuités, contrariant la linéarité du temps que nous connaissons. Ce qui échappe à notre contrôle, en somme - ce qui surgit dans notre quotidien, comme altérité profonde, et qui amène à penser un monde d’après, altéré, certes, mais pas radicalement nouveau. Ce qu’Hertog définit dans son article comme une “apocalypse tronquée, ou négative, [car] elle n’ouvre plus sur du tout autre. Pas de monde ou d’hommes nouveaux au-delà de l’horizon.”
Source : J’ai utilisé des éléments de l’écrit passionnant de François Hartog, extrait de la revue Esprit.
Si vous souhaitez en savoir plus et voir comment ces récits de la fin des temps ont évolué, à travers la futurologie ou encore la vision de l’extinction de l’humanité pour Musk, rendez-vous au séminaire dont je vous parlais plus haut !
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• l’oeuvre d’art du mois
Orange, Red, Yellow - Mark Rothko - 1961
Avec l’exposition Rothko de la fondation Louis Vuitton, comment ne pas vous parler de ce peintre, à la démarche hautement philosophique ?
On voit sur le tableau ci-dessus trois aplats de couleur chaude - orange, rouge, et jaune - extrêmement chaleureuses et attirantes. Mais qu’en dire de plus sans tomber dans un snobisme délirant ? Comment analyser conceptuellement une oeuvre de ce style, au-delà de la pure satisfaction esthétique qu’elle peut - ou non - vous apporter ?
Rothko a très tôt décidé d’abandonner la figuration, donc la représentation d’une figure humaine entre autres - il avait en effet l’impression de la mutiler quand il l’employait. Son parcours se comprend comme une dissolution progressive des formes - pour arriver à un primat de la couleur, qui permet de placer le spectateur dans une forme de méditation pure, avec le moins de médiation possible.
Ce lien presque méditatif entre le tableau et le spectateur s’inspire en partie de ce que le philosophe Nietzsche - que Rothko appréciait et citait - propose dans son ouvrage La Naissance de la Tragédie.
Pour Nietzsche, toute oeuvre d’art est traversée par deux forces : la force apollinienne et la force dionysiaque. Si la force apollinienne est celle de la mesure, de l’ordre, de la tranquillité, le côté cadré de l’artiste, la force dionysiaque, elle, est la force violente, chaotique, profonde, montrant l’intériorité de l’artiste. Comment laisser paraître cette énorme vitalité dionysiaque sans qu’elle ne submerge le spectateur, et ne prenne le pas sur la force apollinienne ?
Justement avec son travail sur la couleur, qui éclate, agresse et régresse selon qu’on s’approche ou s’éloigne du tableau. On y trouve ainsi ce rapport entre les deux forces nietzschéennes - à la fois prises dans la violence du tableau, mais en même temps distanciées et équilibrées. On ne se représente rien en particulier, mais on se sent uni au tableau, dans une expérience qui est presque celle d’une contemplation religieuse, comme le souhaitait Rothko. On développe alors une relation presque rituelle au tableau.
A la fois la couleur est dionysiaque en ce qu’elle est vive, forte, profonde, et en même temps, la division du tableau ici analysé en trois parties “cadre” cette violence et ce dispositif, telle la force apollinienne. Cet équilibre forcé entre trois parties permet de partager le tableau et ainsi de ne pas perdre le spectateur dans un trop-plein de perceptions sensibles très fortes. On trouve ainsi une forme d’équilibre tragique dans la contemplation des tableaux de Rothko.
• le livre du mois
Je ne pouvais pas ne pas vous parler de ce magnifique roman, La Manche, de Max de Paz, mon ami qui vient de publier son premier écrit au sein de la (très) prestigieuse édition Gallimard (collection “Blanche”, rien que ça !).
A 21 ans, il publie un texte d’une force littéraire et d’une puissance admirable, tout en réussissant l’exploit de délivrer ce coup de poing en un très court écrit, qui se dévore en une après-midi.
Le narrateur est un jeune SDF vivant dans le quartier latin, et il nous embarque avec lui, au côté de ses compagnons d’infortune, dans une survie quotidienne, où le froid et la faim planent en permanence. C’est le type de livres auquel vous repenserez chaque jour, dans votre quotidienneté, et qui ne vous fera plus détourner le regard. Je vous laisse avec un extrait, en espérant que vous filerez l’acheter en librairie dès que vous pouvez.
Je le sais, moi, que l’aumône est un tunnel infini, un cycle infernal où la manche d’aujourd’hui cultive celle de demain. Je sais que les pièces achètent notre calme, qu’il n’y a pas de plus grande gamelle à chien docile qu’un petit pot rempli de pièces. Mais il se trouve que je crève la dalle. J’ai faim, j’ai froid, je suis seul ; trio de malheur qui, depuis l’éternité, emporte violemment les sans-abri du monde dans le piège de ce cérémonial, le jeu de la petite monnaie glissant chaque jour de mains propres en mains sales, et lie fatalement le destin de mon cul à celui du trottoir. La manche m’attache au sol, m’installe et me ligote.
J’espère que ces découvertes vous plairont ! Si vous souhaitez redécouvrir les anciens numéros de lophi, vous les retrouverez tous ici. A bientôt 👋